23 POSES MANQUANTES – Trois lettres de « Clo »

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Ce qui est aisément maniable et ce qui l’est si peu : le poids de l’archive. Trois lettres postées à Nantes, le 1er, le 3, le 7 avril 1988. Ni nom ni adresse d’expéditeur au dos. Elles sont signées « Clo ». Une femme passée un an, guère plus, dans la vie de ma mère – une amie comme elle en a eue plusieurs, indéfectibles, exclusives amitiés avec celles qui, pour un temps, guidaient ses lectures, modelaient ses aspirations, défiaient sa mélancolie. « Clo » en 1988 : cheveux gris, longs, lissés dans le dos, la femme d’un cadre de l’entreprise. Il ne vivait plus avec elle mais la retrouvait chaque dimanche à la table familiale, avec leurs trois enfants. Un arrangement dont j’ignore tout préservait leur mariage mais « Clo » n’était qu’à moitié consentante. Étaient-ce ces hommes qui blessent qui l’avaient rapprochée de ma mère ? Voici entre mes mains l’archive et son poids inestimable : trois lettres postées à Nantes en avril 1988. Elles me sont parvenues parce que coincées entre deux pages d’un album-photo rempli à l’époque de leur rédaction – sans ça, comme tant d’autres choses dont j’ignore le destin après 1995, elles auraient disparu, effaçant le passage, si bref fut-il, de « Clo ». 

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De ma mère je n’ai conservé aucune trace écrite. Le plus troublant le voici : je sais encore contrefaire sa signature comme au temps des mots d’absence bidon. Les yeux fermés, là, sur un bout de papier, ce soir comme à l’automne 85. Mais de sa main sur une feuille, de son écriture claire et ronde, rien n’a survécu (ou n’a encore refait surface). Je me rappelle ses longs « g », la courte barre de ses « t », le « p » majuscule de son prénom qu’elle formait comme un gros champignon (et que je sais tracer puisqu’elle l’accolait à son nom de famille dans sa signature). Je ne saurais dire si les courriers de Nantes répondaient à des lettres de ma mère ou si les échanges que « Clo » y évoque avaient eu lieu au téléphone. À l’époque appeler la province coûtait cher, on réservait les sujets importants à la correspondance. « Clo » ne dit pas grand-chose de son séjour. Sa mère « va mieux ». La chienne est « heureuse de ces semaines au grand air ». Une chose revient dans les trois lettres – un événement important dont je n’ai aucun souvenir : l’annulation d’un voyage que ma mère devait faire en Tunisie. De ce voyage, de celui, de celle ou de ceux (je penche pour « celui ») qui devaient l’accompagner rien ne sera dit. « Clo » écrit : « Tu verras, tout ce qui fait tellement de bruit actuellement va tomber dans l’oubli, sinon dans l’habitude. Prends le large et fais-toi “ta Tunisie à toi” à ta manière. » Ces mots dans la lettre datée du « soir du 3 avril ». Je ne sais rien de cette Tunisie – je la rattache simplement à la charge d’inaccompli qui alourdissait son existence d’année en année. Je pense en particulier à 1994, quand la maladie encore sous contrôle et l’argent de son licenciement auraient pu lui permettre de réaliser son rêve rabâché, commenté sans fin : un voyage en Irlande. J’avais réuni les brochures, estimé le coût du séjour, fait mon possible mais, c’est ainsi, en 1994 tout était foutu.

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Dans sa lettre du 2, « Clo » suggère à ma mère, pendant sa semaine de vacances libérée par l’annulation de la Tunisie : « Tu devrais aller te promener avec Xavier. » Une telle chose, absurde, inconcevable vu nos rapports exécrables à cette époque-là, n’a jamais eu lieu. Elle promet : « On va organiser un programme formidable à mon retour ». Un post-scriptum conclut : « Puissent les dieux de l’Antiquité te conserver la fraîcheur de ce camélia ! Il sera malheureusement mort à l’arrivée de ce courrier… » Avait-elle glissé un camélia fraîchement cueilli dans l’enveloppe ? Avril c’est la saison. Symbolique du camélia : désir, passion, loyauté, longévité. Six mois plus tard « Clo » sortait définitivement, comme tant d’autres avant elle, de la vie de ma mère. Arlette, Mauricette, Liliane, Samia, Madeleine, « Clo » : confidentes accaparées puis rejetées avec violence. Je replie en quatre les lettres affectueuses de Nantes. Le camélia n’y a laissé aucune trace visible, aucun pollen.

3 réflexions sur “23 POSES MANQUANTES – Trois lettres de « Clo »

  1. Memoria non è peccato fin che giova. Dopo
    è letargo di talpe, abiezione
    che funghisce su sé…
    (…)
    e il respiro mi si rompe
    nel punto dilatato, nella fossa
    che circonda lo scatto del ricordo.
    ( E.Montale- Voce giunta con le folaghe)

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