23 POSES MANQUANTES – 1(9)84/48

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Citymapper prévoyait 184 minutes à pied et 48 en train. Relier les deux villes, les deux appartements ne devait prendre que trois heures, sans se presser, à travers la banlieue, ce jour de printemps. On partirait d’Asnières, de l’immeuble collé à la voie de chemin de fer où elle habita de 1982 à 1984 pour arriver, trois heures et quelques plus tard à Herblay où elle s’installa en août ou septembre 84 dans le grand appartement neuf et vide, transportant d’un 30 m² vers une surface trois fois plus vaste les meubles et objets à l’étroit à Asnières, pour un troisième déménagement en moins de deux ans. Je n’étais pas là ce jour et, ma mère n’ayant pas le permis, j’ignore qui a pu conduire la camionnette d’une ville à l’autre. Peu de choses avaient fait le chemin du domicile conjugal aux 30 m² de la rue Pasteur. Un canapé-lit, une armoire, le poste JVC 30-60 et puis les vêtements, les vêtements d’été froissés, les vêtements d’hiver dans leur plastique du pressing. Le seul poids notable devait être celui des livres, tous ces best-sellers des années 70 dans leur édition cartonnée que vendait France Loisirs et qu’on trouve encore, solides et moches, sur les tréteaux des vide-greniers. J’imagine qu’en calant tout ça avec méthode un seul voyage aura été nécessaire.

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184 minutes à pied et 48 en train. La camionnette du déménagement a dû prendre les quais de Seine puis l’autoroute A15. Renseignements pris, en 2019, en dehors des heures de pointe, le trajet en voiture dure vingt-quatre minutes. Le déménagement n’a pu avoir lieu qu’un samedi. Voici la camionnette garée en double-file. Voici les hommes – il en faut deux – qui transpirent en descendant le lourd canapé par l’étroit escalier du vieil immeuble. Voici ma mère courant au Casino leur acheter un pack de Kanterbrau. Les voici devant la camionnette fumant une Camel en buvant leur bière, front rouge et auréoles sous les bras, ces hommes d’une trentaine d’années qui la séduisaient au restaurant de la rue Deguingand avec leurs chemises en satin, leurs cheveux crépus brillants de gel, leurs mains de Fatma autour du cou et leurs chaussures pointues.

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184 minutes à pied, 48 en train. La route de Citymapper passe par Colombes, Bezons, Argenteuil, Cormeilles et la Frette. C’est une fois passé la Seine que le trajet croise le présent des ronds-points et des enseignes collées les unes aux autres, tous les Kiabi, tous les Truffaut du monde réunis. Et c’est à Bezons, après une heure quarante-cinq de marche le ventre vide, qu’on se demande quelle idée on a eu de prendre ce chemin que la camionnette de 1984 n’a pas emprunté et dans quel but, voilà, dans quel but ? Les randonneurs savent choisir leurs virées. Ils portent des vêtements techniques et des gourdes isothermes. Je ne suis qu’un marcheur de grève SNCF, un marcheur qui sue, un marcheur qui, à voir les lycéens courir à l’heure de la sonnerie et les vieux sortir du LIDL le cabas plein, se met à douter de sa fonction sur terre. Pause le temps de reprendre des forces. Le premier café est un bar portugais qui sert la Sagres à la pression. Accoudés au comptoir les consommateurs épluchent Paris-Turf et à la radio c’est toujours cette chanson d’Ed Sheeran, la même, où qu’on aille, qui grave sur ce printemps la marque sonore du souvenir. Un coup de vent agite les cerisiers de la rue mais leurs fleurs toutes fraîches tiennent bon. Je paye 1,50 €. Je renoue mes lacets.

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Les déménageurs de 1984, serrés dans l’habitacle avec ma mère au milieu, fredonnent une chanson de Balavoine qui passe à la radio. Le conducteur, vitre baissée, joue au bras de fer avec le vent. Ils rient sans raison, heureux d’être là, ce samedi matin où personne ne roule sur l’A15 et rêvent que les vingt-quatre minutes prévues durent le double. Moi j’avance, rompu, 184 minutes à pied, 48 en train, longeant la Seine avant de monter le coteau, le dos qui tire, les genoux qui craquent. Le chemin a perdu le goût de l’exploit qui, la première heure, faisait avancer léger. La route parallèle à celle de la camionnette de déménagement est perdue de vue, le projet se révèle sans but ni sens, absurde. Il faudrait inventer un Citymapper qui enregistrerait non seulement les dénivelés et les routes qu’ils empruntent mais aussi les années que parcourent les marcheurs guidés par ces impulsions de retour auxquelles ils obéissent en secret, incapables d’expliquer à quiconque ce qui les anime sans se sentir étrange et ridicule. Voici enfin l’arrivée, épingle rouge sur l’écran du mobile. Quel temps faisait-il le matin de l’emménagement ? Cet emménagement et la promesse qu’il représentait, cent fois déçue par la suite. Trente-cinq ans plus tard un nom sur les boîtes à lettres n’a pas changé. Oui, c’est bien le même, au marqueur noir tracé. Une autre histoire se présente mais il est tard et le cœur n’y est plus.

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