23 POSES MANQUANTES – Nuits de la Contrescarpe

 

Autre figure provisoire, surgie à la même époque que « Clo » : Éliane. Éliane fumait des Peter longues en paquet doré, trente à quarante par jour. Elle travaillait – avant d’avoir le dos brisé – comme secrétaire à Guyancourt ou à Plaisir. Elle avait deux grands garçons qui la prenaient dans leurs bras les jours difficiles – et ils étaient nombreux – où Éliane perdait pied, par manque de sous et de tendresse, parce qu’Éliane était seule parmi les hommes qu’elle fréquentait dans ces bars de la Contrescarpe où l’on pousse les tables après le service, et que rares étaient ceux qui savaient contrer sa douleur plus de quelques semaines, rares ceux qui, passés quarante ans, souvent divorcés, souhaitaient répondre au désir entier d’Éliane avec ses grands garçons qu’elle nourrissait de gratins de macaronis au thon et de steaks hachés en barquettes de douze qu’elle les envoyait acheter au Leclerc du Petit-Clamart. Éliane en 88, dans son appartement avec vue sur la N306 et l’hôpital Béclère. Deux chambres : celle où dormaient ses garçons et la sienne, avec ses voilages plissés et, au pied du lit, ses carnets par dizaines où elle consignait chaque nuit, sourcils froncés et clope au bec, l’histoire de sa vie – journal, recueil des jours, où elle notait pour les raisonner les récits des mauvaises années de son enfance et leurs conséquences dans le monde de 1988, toutes ces insomnies, tous ces échecs avec les hommes de la Contrescarpe, cette charge noire de solitude que l’amour de ses grands fils ne pouvait toujours adoucir.

Voici ma mère et ses Pall Mall rencontrant Éliane et ses Peter longues ; Éliane qui l’entraîne à la Contrescarpe l’hiver 88. Les nuits enfumées de ces deux-là, je ne saurais les imaginer. Voici leurs retours à l’aube pour une Ricoré sur un coin de table, leurs cernes prononcés, leur connivence, leur beauté froissée par la nuit blanche. Et voici l’homme du moment : Jacques succédant au serveur d’une brasserie de Jussieu (celui qui l’a suivi, sans nom retenu, n’a pas laissé d’empreinte). Éliane en manteau de lapin, Éliane jamais en pleurs. Éliane et ses yeux charbonneux, sa blondeur d’Italienne brune, sa toux de fumeuse. Éliane fonçant sur l’autoroute du Sud. Éliane heureuse que Jacques, un soir sur deux, s’invite. Éliane heureuse que ses fils accueillent Jacques le bricoleur réparant ce qui fuit depuis des mois, heureuse de l’avoir à demeure, Jacques plus que tout autre avant lui, parce qu’il est doux, drôle et gentil, qu’il fait deux têtes de plus qu’elle et que ses grands fils semblent heureux d’avoir un homme à table, un homme qui débarrasse et plaisante mais ne cherche pas à feindre la complicité pour mieux séduire leur maman. 1988 en effacerait presque une décennie d’impasses. Avec Jacques elle oublie les nuits de la Contrescarpe et tous les types qui vont avec. Puis c’est juillet et Jacques s’en va. Elle aura beau faire, Jacques pour de bon est parti. Les bras d’Éliane serraient trop fort.

Comme toujours ma mère a rejeté Éliane au bout de quelques mois. Je ne l’ai plus revue avant 2001. Au vide-greniers du Pavé-Blanc elle tient un stand avec son fils aîné. Ses cheveux sont blancs et elle fume toujours autant. Elle me reconnaît aussitôt et part d’un rire joyeux de fumeuse. Comment aurait-elle pu savoir que ma mère était morte ? La nouvelle lui tombe dessus, terrible. L’avenue de Trivaux, ses étals de VHS et de vêtements d’enfants, disparaît du printemps alentour et, d’un geste tendre que notre rencontre imprévue rend précieux, Éliane un instant me prend dans ses bras.

Certains comprennent, d’autres pas.

4 réflexions sur “23 POSES MANQUANTES – Nuits de la Contrescarpe

  1. J’aime l’arrivée de ces femmes, au milieu de ces objets, de ces perceptions.
    Toutes avec leur rythme et urgence
    C’était le bon moment 😉

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