Ce matin à Nanterre j’ai trouvé trace de la cave où Camille s’est caché
Pour échapper à l’enrôlement forcé qu’organisaient les Allemands
En Alsace en 1942 ou 1943
Camille était boulanger ou boucher, je ne sais plus
Sa femme était allemande, elle parlait à peine français
Quand j’étais gosse et qu’on leur rendait visite
Elle me donnait toujours une barre Ovomaltine
Si bien qu’Ovomaltine a pour moi le goût
- de Pâques en Alsace
- la voix de cette Allemande qui s’appelait Maria
- l’air de cette maison ancienne adossée au cimetière
Maison d’enfance de ma grand-mère, celle où, la nuit enfant, elle voyait des feux follets s’échapper des tombes fraîches, lueurs dans la nuit de 1916, 1917. De là ce sentiment que le corps est chair mais aussi lumière, gaz, amour – présences.
Quand les Français sont arrivés au village en 1918 personne ne parlait leur langue
Ils donnaient du chocolat aux enfants
Camille était le petit frère
Sans doute était-il trop jeune pour se rappeler
L’arrivée des Français, le chocolat qu’ils offraient
Ma grand-mère était l’aînée
Quand sa mère est morte son père s’est bien vite remarié
Il était tisserand. Il s’appelait Anton. Avec les Français il est devenu Antoine
Anton écrivait l’allemand en gothiques que je n’ai jamais su déchiffrer
Ils ont eu deux garçons : Henri, d’abord, puis Camille
Les demi-frères de ma grand-mère
Elle s’est beaucoup occupée d’eux
Car leur mère était folle, pleine de rage et menaçante
Anton, un jour, a dit à ma grand-mère : « Tu dois partir. Comprends-moi. »
Et ma grand-mère est partie
Faire la bonne à Monte-Carlo, Nice puis Paris, boulevard Beaumarchais
1926, 1927
Une nuit la folle s’est jetée sous un train
Ma grand-mère s’est éveillée d’un cauchemar
On l’étranglait
Dernier geste de la marâtre
Après le boulevard Beaumarchais il y a eu le mariage puis l’installation à Nanterre, rue du Tir, en 1934 ou 1935
Et le travail aux laboratoires Agfa
De nuit, au développement
En 1940, 1942, elle traversait la ville un laisser-passer en poche
Les patrouilles souvent l’arrêtaient
En 1940, 1942, à deux kilomètres du Mont-Valérien, dans la nuit assourdie par le couvre-feu on entendait l’écho des exécutions
En 1940, 1942, les Allemands ont convoqué ma grand-mère
Ils lui ont dit : « Voici vos papiers de citoyenne du Reich »
Ma grand-mère les a refusés :
Alsacienne
Française
Vos papiers ne sont pas les miens.
Ce courage-là, intact, à y repenser quatre-vingts ans plus tard
Un soir Camille est arrivé à Nanterre, rue du Tir
Il fallait le cacher
(l’autre frère, Henri, père de famille, avait dû prendre l’uniforme allemand)
Camille, le voici qui débarque à Nanterre
Il ira à la cave
La nuit on lui donnera à manger
Longtemps Camille est resté caché dans la cave
Longtemps.
Il a fallu lui trouver des papiers
Avec ces papiers il a pu sortir de la cave rue du Tir
En rasant les murs
À la fin de la guerre il est retourné au village
Dans la maison où je l’ai connu, celle adossée au cimetière
Il a eu des enfants avec l’Allemande qui s’appelait Maria et parlait à peine le français
Camille était le pas dégourdi de la famille, l’hésitant
Quand je repense à lui, timide
Je revois le regard que posait sur lui
Ma grand-mère
Sa grande sœur
Qui pendant l’Occupation l’avait caché, protégé, contre les Allemands comme elle l’avait fait contre cette femme, marâtre, folle, menaçante, qui en 1926 ou 1927, s’était jetée sous le train de nuit
Grande sœur
Grand-mère
Comme elle me protégea, moi.
Bellissimo!
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