Au fond d’une boîte à biscuits se trouve un jeu de clés. Sous les crayons mordillés, les pelotes d’élastiques, les rois et les reines d’échecs, un jeu de clés : une grosse en cuivre, deux plus petites, argentées. Par déduction on imagine quelle porte ancienne elles ouvraient.
Tentons le coup ce 24 décembre à la nuit tombée. Un digicode – on se faufile à la suite d’un voisin. Sur le palier, l’oreille collée à la porte, on guette les murmures, les craquements du parquet. Rien ne se fait entendre. Dans le silence on entre la grosse clé dans la serrure. Elle s’insère sans résistance. La porte s’ouvre en grinçant et râcle, comme avant, le parquet inégal. C’est le noir ici. On sait où se trouvent les interrupteurs mais l’obscurité nous convient mieux. D’une main on suit le mur de droite. Sa texture a changé : le granuleux du papier-peint a remplacé le lisse de la peinture. Voici le salon et ses deux fauteuils là où se trouvait le canapé en velours. Voici la cuisine – un micro-ondes sur l’ancienne étagère des épices, une bouilloire à la place de la cafetière. Voici ma chambre. Le lit est à la même place. Il n’y a plus ni armoire ni bureau mais une commode en acajou et un rocking-chair, plus d’avions de chasse sur le manteau de cheminée mais des livres aux tranches illisibles dans la pénombre. L’appartement d’en face, éclairé comme en plein jour, projette un rectangle sur le parquet – un rectangle où clignotent, échos lumineux, rouges et verts du sapin immense. Sur la table du réveillon les restes d’un plateau de fruits de mer. Dix, peut-être douze convives. Je m’assois au bord du lit, du plat de la main lisse la couette qui sent bon. Un homme, cigare au bec, sabre une bouteille de champagne. Les petits garçons rajustent leur nœud-papillon. Je n’ai pas la clé de cette maison-là. Je me glisse sous la couette. Le drap est rêche. Les voix du réveillon traversent le simple vitrage. C’est la belle nuit de Noël – au balcon les petits garçons jouent avec des allumettes. J’ai faim. La bûche arrive avec ses nains à chapeau rouge, sa branche de gui en sucre, son chalet de plastique. J’ai faim. J’ai faim. Voici qu’un autre Noël – 78, 79, 80, peu importe lequel – est de retour. Sur la table une dinde et des cendriers pleins. La fenêtre a été ouverte pour dissiper la fumée. Le vent soulève les voilages. Il n’a pas neigé depuis cinq Noëls – quelle ombre se porte sur nous ? La nuit est là, la nuit sur les choses et les gens. Assemblés ils ignorent qui sera l’an prochain attablé dans le chalet avec les nains à chapeau rouge, à s’embrasser sous la branche de gui – qui survivra à l’hiver (il fait si froid dehors). Et dans l’inquiétude qui les étreint, le petit garçon à la cravate jaune porte à son œil la boule de neige qu’il vient de déballer. Les tempêtes qu’il soulève en l’agitant font disparaître sous une couche de flocons de plastique le chalet des bûcherons et le panneau St Moritz. Dans mon lit retrouvé la nuit s’avance. J’aimerais que quelqu’un surgisse et me trouve là. Je fermerai les yeux. Ses mains, avec précaution, remonteront la couette sur mes épaules. Deux doigts sur mon front pour s’assurer que je n’ai pas de fièvre – infinie douceur de la belle nuit de Noël, quand la trêve suspend les combats. Dormir, comme ça, jusqu’au petit jour, puis quitter ma chambre sur la pointe des pieds, repasser par le salon, la cuisine, longer le couloir et fermer la porte tout doucement pour retrouver le dehors verglacé d’un 25 décembre silencieux. Mon jeu de clés bientôt retrouvera les crayons mordillés, les pelotes d’élastiques, les rois et les reines d’échecs dans la boîte à biscuits au fond, tout au fond du placard cadenassé.