EXEUNT | Alger ctrl alt sup

Il s’agissait d’un retour dans ce pays où sont nés ma mère, mon oncle, ma tante, ma grand-mère, mon grand-père, et leurs mères, leurs oncles, leurs tantes, leurs grand-mères, leurs grands-pères, et ainsi de suite, partis de Bordeaux, de Catalogne, d’Andalousie – tout ce petit monde de viticulteurs, soutiers, épicières, maçons déracinés débarqués un jour de 1860, 1870, 1880 au nord de l’Afrique. Il s’agissait, répondant à une nécessité nouvelle, d’aller là-bas quelques jours humer l’air, prendre quelques images, visiter le cimetière (ce qu’il en resterait), mettre mes pas dans les leurs. Il s’agissait d’être le premier de ma génération à poser le pied sur le sol natal de mes Bordelais, Catalans, Andalous. Il s’agissait pour commencer de prendre rendez-vous en ligne. Il s’agissait ensuite de se rendre au consulat car ils ne prenaient plus de rendez-vous en ligne. Il s’agissait de franchir le seuil d’extraterritorialité place de la Nation. Il s’agissait d’être impassible face aux caméras de surveillance. Il s’agissait de suivre le chemin balisé jusqu’au bureau des visas. Il s’agissait de paraître détendu en attendant que l’écran affiche le numéro du ticket. Il s’agissait de s’asseoir face au fonctionnaire. Il s’agissait de doser son sourire. Il s’agissait de répondre aux questions : pour qui, pour quoi, quelle zone, quel programme, quelle volonté ? Il s’agissait de sortir les justificatifs, de le voir les lire sourcils froncés (il s’agissait de ne pas interpréter les froncements de sourcils). Il s’agissait de mentir en cochant « Célibataire » sur le formulaire (mon union est incompatible avec leur idée d’union). Il s’agissait de ne pas relever les soupirs. Il s’agissait de faire face lorsqu’il écarta la réservation de l’appartement en déclarant que les reçus Airbnb ne correspondaient pas au « formulaire de résidence » demandé (laissant ainsi planer le doute sur la recevabilité du dossier). Il s’agissait de payer 110€ par carte ou en liquide (ce sera par carte). Il s’agissait de confirmer mon numéro de téléphone pour recevoir dans un jour, une semaine, un mois, un texto donnant la réponse des autorités compétentes sur l’attribution d’un visa touristique de 30 jours sur le territoire de la République Algérienne Démocratique et Populaire. (Je ne saurais dire quelles formalités administratives ont dû accomplir mes Bordelais, mes Catalans, mes Andalous. Le site web des Archives Nationales d’Outre-Mer est rempli de lacunes, de copies de copies de microfilms, d’images scannées de registres d’État-Civil aux pages calcinées, arrachées, illisibles.) Le 15 mars 2020 tout s’arrêta. Plus possible d’aller au travail, d’acheter le pain à la boulangerie du marché d’Aligre, de faire ses courses au Monoprix de Saint-Mandé – une ère d’interdits s’ouvrait. Il s’agissait de tenir le monde à distance. Dans le silence d’Orly les avions restèrent cloués au sol. Le visa finit par être accordé. Trop tard mais accordé (quelle valeur aux papiers officiels périmés ?) Un matin au consulat le même fonctionnaire suspicieux tendit le passeport (Schadenfreude dans son demi-sourire). Il était lourd dans la poche ce passeport tamponné, ce lien à nouveau brisé. Certains pensent qu’un réseau souterrain d’émotions et d’habitudes communes nous lie, tendu comme ces câbles de données sur les fonds de la Méditerranée – certains pensent que nos cœurs ne s’échauffent que par incompréhension. Dans mon cloud j’ai tous les reçus, toutes les attestations. Sur les sites concernés j’ai rempli les formulaires de demande de remboursement. J’ai tout fait comme j’ai pu. Quel est le prix à payer pour tout ça ? À ce jour je ne connais que la charge immatérielle des exils.

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