EXEUNT | Longtemps je n’ose poser de questions

Janvier 1966. Quel mot inventer pour dire l’exil qui se déroule sous vos yeux ? Quel mot pour rendre ces quelques heures entre deux terres, d’un port à l’autre, du sud au nord ? Quel nom pour vous qualifier ? Prendrez-vous « Européens », « Pieds-noirs », « Rapatriés », « Français d’Algérie » ? Il faudra faire un choix. En attendant, quel nom pour tamponner l’exil à l’heure où le cargo quitte le port ? Essayons un participe présent : « Exilant ». Serez-vous des exilants ?

Noël 1965. Selon mon grand-père il n’y avait aucune raison de s’en faire. La vie allait bientôt reprendre son cours, modifiée à la marge, dans la couleur du drapeau, dans l’uniforme des policiers, dans la langue que parlait l’État. Les cercueils de carton cloués sur les portes, l’inquiétude aux abords de l’école des enfants, tout cela finirait par se tasser et l’on pourrait retrouver les habitudes des jours anciens, le cabanon en été, la plage après le travail, vie au soleil de la Pointe Pescade génération après génération recommencée.

Longtemps je n’ose poser de questions.

À quoi pensez-vous à l’heure où le cargo Nicole-Schiaffino manœuvre dans le port ? À quoi ça pense un exilant de janvier 66, un exilant qui a été témoin de tant de départs (un million, c’est ça ?) depuis cinq ans ? À quoi pense la fille de seize ans, celle de dix et le petit de neuf ? Que ressent l’enfant à naître dans le ventre de la mère ? Et le chat dans sa cage, que sait-il du départ ? Est-ce qu’on a faim, est-ce qu’on a soif un jour comme celui-là ? Est-ce que le genou éraflé, le deuxième jour des règles, la dent qui lance ont une importance ? Est-ce de ces détails dont on fait des fictions ? Qu’imaginez-vous du port de Sète ? Qu’imaginez-vous du train de nuit ? À quoi ressemble Paris ? Et les « Français de France », ceux qu’on n’appelle plus « Métropolitains » maintenant que les périphéries se sont détachées du centre ?

Selon ma grand-mère plus rien n’était possible. La femme du consulat lui avait dit : « Vous n’êtes pas en sécurité dans ce pays. Trois enfants en bas âge et un quatrième à naître. C’est de la folie. Partez. Dès que possible partez. Avec ou sans l’accord de votre mari. »

Longtemps je n’ose poser de questions.

Quels effets dans les malles ? Quel temps fera-t-il à Sète ? Voici la pleine mer. L’Afrique est hors de vue, l’Europe hors d’atteinte. C’est là, sans doute, que vous devenez exilants. Que faites-vous au cours de ces longues heures de traversée ? La grande lit-elle « Madame Bovary » ? Ou peut-être « Germinal » ? (La grande et ses classiques). Les petits relisent-ils le Journal de Mickey, un de ces vieux numéros qui, avec trois mois de retard, arrivaient jusqu’à Alger ? Et comment réagit l’enfant à naître quand le cargo gîte ?

Selon mon grand-père chacun finirait par retrouver ses esprits. Selon lui les hommes accoudés au comptoir allaient bientôt reprendre la conversation que les bombes avaient assourdie. Selon lui personne n’était assez con pour voiler ce soleil qui, indifférent, tous nous réchauffait.

Longtemps je n’ose poser de questions.

Bientôt c’est la nuit sur la Méditerranée. À l’aube se dessinera l’Europe. À quoi rêvez-vous dans cet entre-terres ? Soulagés d’avoir échappé à la mort promise ? Est-ce que les petits pousseront un cri comme des pirates du Journal de Mickey ?

Selon ma grand-mère on disparaissait encore. Hommes, femmes, enfants s’évanouissaient – cendres aux cendres depuis quinze ans amoncelées. Selon elle les verrous des maisons n’isolaient plus du chaos dehors. Selon elle ils chassaient ceux qui, trois ans plus tôt, avaient refusé l’exil. Selon elle les gosses en avaient assez vu. Il fallait laisser s’enfricher les cimetières, partir pour le nord, valises entourées de corde. D’ici il n’y avait plus rien à espérer.

Longtemps je n’ose poser de questions. Va savoir pourquoi.

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