Antoine, Laurent, Jeanne, Prosper, Monique, Marie-Louise, Louis-Charles, Rose, Ange – Nicole. L’armateur nommait ses bateaux du nom de ses filles, fils, père, mère, grands-parents, ancêtres et les envoyaient parcourir le monde en vraquiers, navires bananiers, cargos mixtes et remorqueurs. Dunkerque, Rouen, Sète, Port-la-Nouvelle, Marseille comme ports d’attache et Alger, Alger bien sûr (vois le chemin parcouru depuis les barques de Gênes). Voici le cargo en 1951. Sur ses flancs noirs en capitales blanches : NICOLE-SCHIAFFINO. Les bateaux ont des histoires aussi compliquées que celles des hommes qui les commandent, aussi compliquées que les vies de leurs passagers. Nicole est née en 1937 à Hambourg aux chantiers navals de la Deutsch Werft Reiherst sous le nom de BELGRAD. Premier voyage pour la Deutsch Levante Linie le 7 juin 1937 : Brème / Varna / Tel-Aviv. En 1938 et 1939 BELGRAD navigue d’Anvers à Alexandrie. Voici la guerre. En décembre 1939 BELGRAD convoie de Riga à Dantzig 800 émigrants de Lettonie (qui peuvent être ces gens ? quels objets abandonnés là-bas, quelles existences ?) BELGRAD devient démineur à Stettin, Memel, Oslo – la Norvège comme pays d’attache pour les années 1940-1942 avant d’être envoyé en France, dans le golfe de Gascogne. Le 26 août 1944 BELGRAD se saborde dans le port de Bordeaux. Y attend un nouveau destin jusqu’au début des années 50 où la Société Algérienne de Navigation pour l’Afrique du Nord – Compagnie Charles Schiaffino l’achète, lui offre Rouen comme port d’attache et le rebaptise NICOLE-SCHIAFFINO. Vingt années de navigation entre Méditerranée et Atlantique jusqu’au désarmement terminal à Bilbao en 1972. Les bateaux et le sillon temporaire qu’ils creusent sur les mers, pli liquide, perturbation sans conséquence rapportée à l’immensité qui les entoure – rectangle glissant à l’horizon qui ne finira par peser son véritable poids qu’au désossage final, démantibulé pièce par pièce dans les éclairs des disqueuses pour une conclusion ferraille. Début janvier 1966, Alger-Sète, une traversée comme une autre dans la paix revenue – aller sans retour pour les exilants, mère, fils, filles, chat noir et enfant à naître, au milieu des valises mal ficelées, du peu d’effets transportables. Alger-Sète, mère, fils, filles, chat noir et enfant à naître : juste quelques noms en marge de cargaison sur le manifeste de transport.

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