EXEUNT | Fener en décembre

Se trouver dans cette ville et n’y comprendre rien. Remparts, chapelles, mosquées, tours de verre et d’acier, terrains vagues, montées et descentes et au loin, toujours repoussée, l’eau qui passe soutenant lents cargos, cuirassés et ferrys dans l’étroit chemin d’une mer à l’autre. Voilà Istanbul, Istanbul en hiver. Arrivés de nuit, saisis par l’obscurité et le froid, l’entêtante odeur de bois brûlé et l’humidité montée du Bosphore. Le quartier s’appelle Fener. On dirait que personne n’y vit. Pas de lumières aux fenêtres, pas de passants attardés. Au lever du jour nous quittons la maison. Soleil d’argent, pavés brillants, fumées noires dans le bleu du ciel. Un café dans une gargote qui vient d’ouvrir, deux simit achetés au vendeur ambulant. Tout là-haut (la vue est superbe) est assis, face au détroit, le grand lycée grec en briques rouges. Le premier étage est invisible derrière les hauts murs, derrière les barbelés. Pas de cris d’enfants dans la cour de récréation. La vue panoramique rassemble Fener en un bloc de maisons hautes qui forment falaises barrant l’accès au jour. Certaines avancent d’étroits balcons en bois aux planches gondolées par l’humidité – on ne s’y risquerait pas. Dans les étroites ruelles qui montent vers le lycée abandonné on entend, derrière l’appel du muezzin, la musique d’Erich Zann (c’est peut-être de ce bord brumeux de l’Europe qu’est partie sa terrifiante musique, d’une de ces maisons penchées, d’un des greniers de Fener, qui sait, vers l’Amérique) Beaucoup de ces maisons sont effondrées et réduites à des monticules de briques concassées où vivent les chats par centaines, nourris et choyés depuis Mahomet déchirant sa manche pour recueillir l’animal. Qui pour se souvenir que la faible emprise au sol des constructions découle de la taxe que prélevaient les Ottomans sur les demeures chrétiennes ? Qui pour se rappeler les 135 000 Grecs d’avant le dernier pogrom ? La ville est si belle, empilant les mémoires jusqu’à l’illisible – si belle en carrefour de tous les crimes.

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