EXEUNT | Biffures

Il me faut interrompre le récit que les notes dans le carnet ébauchaient car une question me tourne en tête depuis quelque temps : jusqu’où peut-on aller dans la révélation ?

Des vingt années que nous avons partagées, des nombreux récits qu’il aimait transmettre, pépé en a omis deux qui auraient pu éclairer d’un tout autre jour l’histoire de sa vie. Ces deux éléments que d’autres que moi connaissaient mais qu’il a choisi de dissimuler au petit-fils qu’il a élevé, j’en ai pris connaissance en me rendant aux archives de Clichy.

En prenant le métro pour la mairie je ne « cherchais rien d’autre que la possibilité de retrouver pépé quinze ans après sa mort » comme je l’écris dans le brouillon que voici, texte laissé en plan lorsque la question de la légitimité à révéler a interrompu sa rédaction :

Tous les matins il lisait le journal sur la table de la salle à manger. À cette époque l’Humanité noircissait les doigts avec son papier pelucheux, un peu gras, et ses images aux contrastes élevés de Gdansk et Leningrad, Pantin et Saint-Étienne. Il restait là une bonne heure à parcourir le monde — piquets de grève au Creusot, manigances américaines à la Grenade, olympiades à Moscou, nouvelles de Cuba et de Sochaux. Près de lui le Télé 7 Jeux du mois, un crayon 2B bien taillé en marque-page de la grille du jour. Il n’y avait pas de radio allumée ni de télé en fond sonore (à cette époque les programmes ne commençaient qu’à midi). Juste le silence et la lecture, mains posées à plat sur la toile cirée. Méditation politique et quotidienne sur le cours du monde, les rares bonnes nouvelles qu’il apportait.
J’en suis longtemps resté à cette image rassurante d’un communiste studieux. C’est seulement dans l’absence (et l’âge avançant de mon côté) que j’ai saisi combien ce moment était chargé d’anxiété et d’inquiétude — combien ce retranchement occupait le territoire de la mélancolie. À vrai dire, je ne suis  pas certain qu’il suivait les nouvelles du jour.
En 2005 la mairie de Clichy conservait encore l’État-civil de 1906 dans une annexe moderne de la rue Martre, le Centre Administratif Gaston-Defferre. L’archiviste était accueillant et toujours content de sortir des armoires grises ses registres anciens qui, peu à peu, partaient à Archives de Nanterre. 1906 se trouvait encore là, accessible simplement, sur un coin de table entre le ficus triste et la machine à café. Je ne savais pas ce que j’allais trouver. Je ne cherchais rien d’autre que la possibilité de retrouver pépé quinze ans après sa mort — la généalogie comme prétexte maintenant que nos déjeuners du mercredi avaient tous été annulés.

Si je m’étais accordé le temps des reprises j’aurais sans doute supprimé la première partie du texte, cette convocation d’une image dont je garde un souvenir précis mais qui, ainsi reconstituée, a quelque chose de l’amorce d’une fiction que je ne compte pas écrire. Oui, pépé lisait l’Huma (le jour où je suis arrivé avec le Monde, il a failli me flanquer dehors). Oui, pépé était communiste ou, pour être précis puisque cet engagement nécessitait rigueur et implication, cégétiste. Cégétiste chez Blériot, cégétiste à la SNCASO, cégétiste chez Dassault.  Il n’a jamais pris sa carte au Parti mais il conservait et montrait toutes celles du syndicat rectangles d’une adhésion renouvelée des années 1930 jusqu’à sa retraite, en 1971. Un engagement sans faille. Je préfère le présenter comme ça plutôt que de replacer les meubles du salon, la lumière du matin, le silence de l’appartement et le grain du papier journal.

Le texte abandonné devait se poursuivre par la révélation des deux éléments que contient l’archive. Voilà le point où je me suis arrêté.

La phrase qui compte vraiment pour moi dans ce brouillon est celle-ci :

Je ne cherchais rien d’autre que la possibilité de retrouver pépé quinze ans après sa mort — la généalogie comme prétexte maintenant que nos déjeuners du mercredi avaient tous été annulés.

Elle est venue comme ça, au fil de la pensée du carnet et, plus qu’aucune autre, me semble condenser ce qu’EXEUNT veut dire : la volonté de mettre sur et autour de la table des déjeuners disparus ce qui était et qui n’est plus.

J’ai le sentiment que les textes qui convoquent les absents et les défunts peuvent être hommage, reproche différé, règlement de compte, adresse à, ou un peu de tout ça à la fois. Avec le temps la mémoire des disparus tend à éliminer les nuances pour ne retenir que quelques traits saillants des corps et des caractères chacun finissant par se résumer à une couleur de cheveux, un tic de langage, la forme d’un nez, une prouesse ou un échec. Cet effacement progressif est sans doute nécessaire pour faire de la place en soi et dans le monde mais il est aussi, tout simplement, triste. L’autre jour j’ai eu envie de noter ce qui me restait de pépé sans y réfléchir, juste en laissant s’additionner les éléments dans le carnet. Voici :

Il mangeait du saucisson à l’ail et de la mortadelle de cheval tous les midis

Il regardait le journal de 13h mais jamais celui de 20h

Il faisait le marché tous les mardis et tous les vendredis

Il déboutonnait le col de ses polos pour montrer son énorme pacemaker à qui ne voulait pas le voir

Il vérifiait toute chose dans le Larousse (édition 1977)

Il chantait des chansons des années 20 en roulant les « r »

Son accent parisien mangeait les « e » (ainsi il habitait « Lvallois »)

Il ne manquait jamais un passage de Dalida à la télévision

Il aimait énormément Georges Marchais et Georges Séguy

Il considérait l’homosexualité comme le résultat malheureux de mauvaises fréquentations

Il conservait de ses quatre années de garagiste à Constantine un magnifique fez bordeaux

En 1989, un an avant de disparaître, il se prit de passion pour le tube de l’été : La Lambada. Chaque fois que Kaoma passait à radio ou à la télévision il montait le son et se mettait à danser en mimant l’accordéon qui accompagne la chanson (cette chanson qui dit et redit : A recordação vai estar com ele aonde for /A recordação vai estar pra sempre aonde for. Le souvenir l’accompagnera partout où il ira / Le souvenir sera là pour toujours, où que vous alliez).

Je sais tant et tant de choses de sa vie et pourtant, pourtant, jamais il ne voulut me confier ce qui est inscrit en mentions marginales sur l’archive de Clichy — ces deux biffures dans l’État-civil.

Puisque ma cousine D. (et quelques autres vivants) connait toute l’histoire depuis les années 60 on ne peut pas parler de secret. Appelons cela omission. Omission volontaire, quotidienne. Ou, peut-être, révélation reportée. Révélation reportée au mercredi suivant et qui, dans le flux incessant de la vie, ne trouva jamais le moment propice. 

Reste donc pour moi cette question entêtante : quelle légitimité à présenter ici et maintenant ce qui ne m’a jamais été confié ?

2 réflexions sur “EXEUNT | Biffures

  1. en vrai je crois que c’est à ça que sert la fiction – parler des gens qu’on a aimés (ou haïs pourquoi pas) tout en cachant qui ils – ou elles – étaient tout en révélant ce qu’on a pensé d’eux, ce qu’ils (ou elles) nous ont apporté (ou pris, volé, arraché) – la vérité n’existe pas, elle est relative (sa civilité est un état) – la révélation n’en est une qu’à nos propres yeux (s’il n’a pas voulu (ou pu, surtout, toi avec ton Monde, là) t’en parler, c’est qu’il avait ses raisons qui ne sont pas les tiennes) – nous avons, il me semble, seulement juste en entier et partout à être intègres (intégralement) et sincères. Bon courage, cela dit…

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