Ils avaient exhumé des caisses d’obus de 1917 et tiré pour la matinée les habitants de Neuville de leur lit. La plupart avaient trouvé refuge au gymnase du collège Guillaume-Wenger ou sous les tentes montées dans le parc de la mairie. Les autres avaient été convoyés dans des autocars de la gendarmerie jusqu’au Théâtre des Ciments, au sommet de la falaise de craie qui surplombait le fleuve et offrait au regard dirigé vers l’est un point de vue dégagé sur quinze kilomètres de forêt que les flammes rouges et ocres d’octobre volaient à la monotonie. Le théâtre était désaffecté depuis 1990, soit un an après la crise qui avait vu fermer la cimenterie Wenger puis la carrière de gypse et le port fluvial, la briqueterie et les champignonnières. Des fissures larges comme un homme, bien connues des arpenteurs nocturnes, tranchaient le fond de scène. Les mélancoliques y passaient la tête pour observer, dans le crachin d’automne, Neuville pétrifiée, ses pavillons aux tuiles d’ardoise, son centre-ville de fermes anciennes et cet étrange lieu en devenir, hérissé de grues qui brisaient l’horizontale alentour : les Bougainvillées aux balcons arrondis, aux toits végétalisés. Sur les deux lignes de chemin de fer qui traversaient la ville, des trains de marchandises rouillaient sur les voies de garage.