23 POSES MANQUANTES – Niagara 81

 

Une image couverte de gouttelettes. C’est l’été d’In the Air Tonight, l’été 1981. La photo est prise depuis la terrasse au pied des chutes, une terrasse de béton que la force de l’eau ronge peu à peu. Nous portons des cirés jaunes. Le bruit est assourdissant, douloureux. Pour descendre jusque là nous avons emprunté un ascenseur où, serrés les uns contre les autres dans nos cirés de location, intimidés, nous étouffons. En surface c’est l’été 1981 que nous laissons, les motels no vacancy, les restaurants Eat All You Can, les désaccords entre mes parents, son hostilité grandissante envers elle, son cœur porté vers une autre. L’été 1981 : la maison au 2514 Lakewood, les chats et les oiseaux de ma grand-tante, les banquettes de la Pontiac où l’on tient à quatre, la route vers le nord du Michigan à travers les forêts qui, à la mi-août, se colorent déjà d’octobre. L’été 1981, la joie de mon grand-père de retrouver sa sœur après sept ans de séparation et son bonheur à elle, toujours pendue à son bras, d’être près de lui, frère et sœur ravivant ce monde des Batignolles et de Clichy, avec le père charretier, la mère balayeuse et le petit dernier mort en 1919 ­– Louis – dont ils parlent encore dans la nuit de Detroit, l’été d’In the Air Tonight. Detroit, dernier voyage en famille. Detroit, dernier lieu où se retrouveront attablés mon grand-père, ma grand-tante, ma mère, mon père. Manque aussi cette image-là. Fin août avec mes parents nous partons pour le Canada, juste tous les trois, passer quelques jours avant le retour à Paris. L’ascenseur nous libère au pied des chutes. Devant nos lunettes embuées le mur d’eau sans limite et, à l’horizontale, le bouillonnement d’où s’échappent des hachures d’arc-en-ciel. On ne s’entend plus. Le visage trempé, les cheveux collés au front, on ne distingue plus rien. Les rires suffoqués que couvre le fracas des chutes exilent les discordes, la rupture inévitable, la toute fin d’un monde établi. Ma mère sourit et fait des grands gestes avec les bras. Elle m’attire contre elle. Niagara a cette force-là de renvoyer à un bonheur qui, en haut des falaises, l’été d’In the Air Tonight, n’est plus.

 

 

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