1982. Daniel Guichard avait installé un studio de radio au fond de son jardin, rue du Bois-Joly, à Nanterre. Il diffusait des chansons françaises sur une fréquence libre de la FM – 104.7 Mhz – pour laquelle il n’avait demandé aucune autorisation. L’émetteur fixé au toit de son garage n’avait pas une grande portée – seuls les auditeurs des Hauts-de-Seine pouvaient capter la station. Elle s’appelait Radio Bocal – le nom venait sans doute de l’exiguïté de ses locaux. Les chanteurs qu’elle passait étaient, pour la plupart, des débutants : Ginni Gallan, Catherine Ferry, Bibi Flash – noms flottants de 1982, effacés aujourd’hui.
Notre poste était un JVC, le JVC 30-60, à la fois radio, lecteur-enregistreur de cassettes et téléviseur noir & blanc miniature (écran rectangle de 10×8). La longue antenne télescopique permettait une bonne réception de la FM. Pour la télévision il fallait cherchait les chaînes en tournant la molette « TV Tuning ». Les parasites grésillaient au bas de l’écran dont il ne sortait qu’une évocation neigeuse des trois chaînes disponibles alors. JVC 30-60 avait été acheté d’occasion en 78 ou 79 et servait, du temps où mes parents avaient un terrain et une caravane dans un camping de l’Eure, à écouter, le samedi soir, le football. La fonction télévision personne ne l’utilisait sinon pour frimer.
À Pâques 1980 j’ai passé les vacances avec ma grand-mère dans la caravane. Il pleuvait beaucoup cette année-là. Nous étions seuls dans tout le camping. Nous mangions les œufs de la ferme en écoutant les histoires de Pierre Bellemare sur JVC 30-60. La pluie glissait sur les vitres en plastique de la caravane. Tout sentait l’humide, à force. À la première éclaircie j’allais faire un tour à vélo sur les allées de gravier. C’était beaucoup d’ennui.
Lorsque mon père a demandé le divorce la répartition des biens a été fort inégale : à lui l’utile et le coûteux, à elle le reste. Dans le reste JVC 30-60.
Les années 70 étaient celles de Michel Sardou dans l’appartement de la rue du Chalet. En 1982, rue Pasteur, dans JVC 30-60 on n’entendait plus que Radio Bocal et, sur une cassette Sony C-90, Serge Reggiani en face A et Jean-Jacques Goldman face B.
En 1983 Daniel Guichard a installé clandestinement un émetteur au sommet d’une tour de la Défense et un autre sur le toit d’un supermarché Leclerc dont le gérant était un ami. Il fallait du cran et des muscles pour diriger une radio pirate.
Sur JVC 30-60 Radio Bocal souvent disparaissait dans le brouillage des autorités avant que Bibi Flash, Catherine Ferry ou Ginni Gallan reprennent leur chanson : « Ils se promènent…Main dans la main…Hier c’était moi qu’il tenait serrée dans ses bras… » Rue Pasteur chaque mot avait du poids dans la nuit solitaire.
Un jour en 1984 le téléviseur de JVC 30-60 a cessé de fonctionner. Un clac puis un filet de fumée noire sont sortis du haut-parleur. Implosion du tube cathodique. Opacité grise à l’écran.
En 1984 déménagement quinze kilomètres à l’ouest. Impossible désormais de recevoir Radio Bocal.
Compteur sur 000. Eject. Play. Fast Forward. Stop. Play. 1985. Dans le grand appartement neuf JVC 30-60 a trouvé sa place par terre, à droite du canapé. Le téléviseur couleur s’était installé au milieu du salon.
Eject. Play. Stop. Rewind. Stop. Play. Lorsque le son devenait sourd il fallait enclencher une cassette nettoyante, bande silencieuse de trente minutes récurant la tête de lecture encrassée. Les chansons qu’on connaissait par cœur tournaient en boucle dans nos têtes pendant ces trente minutes là.
En 1986 la fréquence de Radio Bocal a été attribuée à Europe 1. La police a fait une descente rue du Bois-Joly et détruit le matériel, console et émetteurs. Bibi Flash, Catherine Ferry et Ginni Gallan se sont tues.
En 1986 la bande de la Sony C-90 s’est entortillée au rembobinage. J’ai réussi à la faire rentrer dans la cassette mais elle était tellement froissée que les voix sont devenues confuses, à peine audibles. La Sony C-90 est partie à la poubelle. La promesse de refaire l’enregistrement ne s’est jamais réalisée.
En 1986 l’ampoule qui éclairait le vumètre et son joli battement d’aiguille a grillé.
En 1988, déménagement rue Eugène Pottier. Le cordon d’alimentation de JVC 30-60 a été sectionné. Trois mois pour le remplacer. Trois mois la télé à fond.
De Daniel Guichard je ne connais que deux chansons : « Le Gitan » et « Mon Vieux ». À ma connaissance aucune n’était diffusée sur Radio Bocal.
J’ai quitté l’appartement de ma mère en 1993. Je n’ai pas de souvenir de JVC 30-60 passé 1990. J’ai pourtant du mal à imaginer que cet appareil si familier, même remplacé par un poste CD sur le buffet de la cuisine, ait pu terminer à la benne. Au déménagement final, en 1995, j’ai emporté du 12 rue Eugène Pottier le peu qui pourrait m’être utile dans l’appartement que j’occupais alors. Qui pourrait me dire, dans le désordre intime de septembre 95, si JVC 30-60, sans doute hors-service, se trouvait dans les choses que j’ai laissées derrière moi ?
Émettant depuis 1982, UVB-76 est une station d’ondes courtes soviétique. Sans interruption depuis trente-sept ans elle diffuse un bourdonnement de 1,2 seconde suivi d’un silence de 1,3 seconde, vingt-trois fois par minute. Ce bourdonnement brumeux que l’on perçoit a priori comme simple interférence est le son volontaire qu’émet UVB-76 depuis 1982.
Des théories il y en a, bien sûr. Reste que personne ne sait parce qu’aucune autorité ne s’est jamais présentée pour dire : « Voilà à quoi sert UVB-76 ». Son nom même nourrit des théories par dizaines.
L’émetteur se trouverait à quarante kilomètres de Moscou, dans un village appelé Lojki.
À quoi servent les faits, la matérialité qu’on leur prête ?
En France aussi une station a longtemps diffusé sur ondes courtes des messages que personne n’a pu décrypter. On l’appelle M51. Selon certains, son émetteur se trouvait sur une base militaire de l’Eure, près de Vernon. Ses transmissions ont cessé en 2015 mais on l’aurait entendue à nouveau en décembre 2018. Faits et matérialité dans l’éther.
En 1981, 1982, à l’heure des soirs pluvieux où les ondes passent mieux, je tournais la molette de JVC 30-60 sur LW ou MW. Des voix lointaines entraient dans ma chambre brouillées par la distance. Un peu avant minuit Radio Tirana donnait, en français, des cours de marxisme-léninisme. Émissions nocturnes d’un monde qui s’estompe.
De temps à autre UVB-76 a pu diffuser autre chose que son bourdonnement suivi de silences. Échos de voix du studio, conversations distantes. Personne n’a jamais saisi les mots prononcés. Personne ne les a enregistrés. Il faut croire sur parole ceux qui, oreille collée au poste, en furent témoins.
Parfois je me demande ce qu’il advient des ondes radio qui traversent nos maisons. Y aurait-il moyen de les faire apparaître dans l’espace comme l’impalpable poudre que versent les légistes sur les lieux d’un crime révèle les empreintes digitales des absents ? Un rêve d’immatériel devenu, comme ça, solide. Et cette question : que reste-t-il des voix distantes quand nos transistors ont grillé ?
Intéressant et instructif ! j’ignorais cet aspect de la carrière de monsieur Guichard, dont l’histoire récente a plutôt retenu ses tours de chant dans des galas du front national…
Je ne sais pas si tu as lu « l’hypothèse du baobab » de Thomas Baumgartner, récemment paru aux éditions de l’hippocampe (moi non plus pour être honnête, ça fait partie des lectures à venir, mais le peu que j’en ai lu me semble traiter aussi de ce côté fantomatique et, pour tout dire, un peu magique, des voix entendues à la radio).
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