Le périphérique est tout près, sa rumeur insistante. C’est une rue étroite, sans commerce autre que cette pizzeria qui, en 1983, était un restaurant algérien tenu par des Kabyles. Dans ce quartier d’hôtels garnis habitaient les Maghrébins qu’employait l’usine Citroën à la chaîne des 2CV – ces 2CV tout juste assemblées et luisantes de peinture qu’on voyait sortir des ateliers sur les quais de Seine. Le restaurant algérien éclairait la rue Deguingand. Il était ouvert sept jours sur sept, midi et soir, Noël et Jour de l’An compris. Aujourd’hui c’est une pizzeria. Sur sa façade le Vésuve clignote en néons. J’ignore si la Margherita est bonne.
Il faudrait entrer dans la salle, commander une quatre-saisons et demander au serveur : Savez-vous qui tenait ce restaurant en 1983 ? Savez-vous ce que sont devenus les ouvriers de Citroën quand l’usine a fermé ? Et les chauffeurs de taxi de Tizi-Ouzou qui déjeunaient là entre deux courses avec leurs cousins qui logeaient, à trois ou quatre, dans les meublés de la rue Victor Hugo ? Le patron était un vieux Berbère doux et taiseux, un homme des montagnes – est-il mort, est-il vivant ? Et les habitués, Tahar, Samia, Kamel, Rachid, Ari ? Quelqu’un les connaît-il encore ? Et ma mère, qui pour se souvenir d’elle rue Deguingand ?
Dans le verre biseauté, sur le bord de la table, les glaçons fondaient, troublant le brun de l’alcool. La nuit en novembre tombait tôt sur la rue Deguingand. Ma mère venait là en sortant du bureau le vendredi. Il y avait dans cette habitude récente un retour au pays après tant d’années à le confiner loin de soi, tant d’années à l’ensevelir pour n’en exhumer que les feux follets des étés sans fin sous ce soleil qui ne se lassait jamais de dorer la terre et les corps. Des corps démembrés par les bombes, des chars dans les rues, de l’exil de 65, longtemps rien ne put émerger.
On choisirait un vendredi de novembre, un soir de vent et de neige fondue. Il y aurait, dans son manteau en fourrure de lapin, une amie, une collègue, une complice. Quel prénom portent les femmes nées en 1950 ? Je ne me souviens que d’Annie, d’Arlette, de Fatima. Sur la table une nappe en papier gaufré, le whisky qu’on boit sans compter, dans des bols en terre le couscous qui fume, ce couscous algérien un peu fade sans le safran et la coriandre qu’y ajoutent les Marocains, et la bouteille de ce rosé infect qu’on buvait alors. On suivrait de près les cigarettes qui s’enchaînent, le paquet souple, froissé à moitié, le cendrier plein, les mégots et l’empreinte du rouge à lèvres à chaque bouffée imprimée, les étourdissements et les joues qui se colorent, la prise qu’on lâche le vendredi quand et parce que personne ne vous attend à la maison. Le patron baisserait le rideau. Dans la fumée et dans l’ivresse on se mettrait à danser sur le raï d’Oran. L’air confiné qu’on respirerait et qu’il faudrait rendre je ne sais trop comment serait celui de 1965 – l’air de la Pointe Pescade ravivé, souffle venu du désert encore chargé de sable qui irrite les yeux jusqu’aux larmes, parfois. La nuit neigeuse de novembre 1983 s’affranchirait d’elle-même et imaginerait, dans l’alcool et les rencontres d’un soir, une existence sans massacres et sans exil – un rêve qu’on aura bien du mal, trente-six ans plus tard, à retrouver sous le Vésuve de néon de la pizzeria de la rue Deguingand mais qu’il convient, parce que le temps passe et presse, de ranimer avec le peu qu’il nous reste en main.
Ah! La fabrique des souvenirs… magnifique texte.
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