Je connais mal la banlieue nord. Stains. Deuil-la-Barre. Villetaneuse. C’est dans une de ces villes qu’a lieu le réveillon 83. Sarcelles. Dugny. Garges. D’autres encore, peut-être. Assia vit dans une cité sans limites, barres et barres et parkings et lampadaires blancs. Elle habite un grand appartement au dernier étage avec vue sur les stades, sur le chemin de fer, sur la plaine sans limites qu’est pour moi la banlieue nord. Assia est la première femme de Rabah. Et Rabah, dans la famille, a sa place qu’aucun autre de là-bas n’a su conserver. Parce que Rabah, dans le chaos, dans les menaces qui pesaient sur les nôtres en 1963, leur a sauvé la vie plus d’une fois. Rabah funambule dans l’incertain des Évènements. Rabah de la Basse Casbah. Ses trafics sans nom. À l’Indépendance il est apparu sur la bonne photo, au bras des bonnes personnes, infaillible soutien des vainqueurs. Rabah, dans l’Algérie de Boumediene, l’Algérie que visitait le Che, l’Algérie des Black Panthers et des révolutionnaires canariens, a poursuivi ses trafics sans nom dans la Basse Casbah, ce coin si sombre et si dense que la rumeur de la mer qui, partout dans la ville couvre les voix, n’y pénètre jamais. Assia était sa femme, oui, on la présentait ainsi. Assia sur les trottoirs des temps nouveaux. Y rencontra-t-elle des Cubains, des Canariens, des Black Panthers ? Des années plus tard, divorcée, exilée, Assia vit en banlieue nord. Une femme en jean blanc, en blouson de cuir beige, franges western, une femme en santiags, forte poitrine et cheveux noirs, fumeuse de Marlboro Light, trafiquante.
Ce 31 décembre 1983 elle invite. Il y a ma mère et je suis là. Dans sa chambre au lit de satin rose elle déballe des parfums de contrefaçon. « L’Air du Temps » copié, je me souviens de celui-là, mais il y en avait des dizaines d’autres, des presque Chanel, des presque Dior, choisissez. On est encore loin des menaces de mort, du type à gros bras qui, un an plus tard, viendra intimider ma mère au bureau. Le 31 décembre 1983 Assia invite et le monde de la banlieue nord n’a rien à voir avec celui de la Basse Casbah, avec le Che et les Canariens – ce monde qui a déserté l’Algérie de Chadli Bendjedid. Assia invite. Assia offre des cadeaux. Assia sert le Chivas et les cornes de gazelle dans son salon en cuir beige qui sent encore l’animal. Des gens arrivent. Il y a l’infirmière qui danse comme une Clodette. Il y a le Kabyle qui drague ma mère et comprend que, pour la séduire, il faudra faire copain-copain avec le fils trop bavard, trop malin pour son âge qui l’accompagne – le séduire lui aussi. Assia danse sur « Just an Illusion ». Dehors le givre s’installe sur la banlieue nord, sur Sarcelles et sur Garges, sur les stades blanchis, sur les voies de chemin de fer. Les femmes sentent « L’Air du Temps » contrefait. On débouche le Champagne et la mousse qui déborde finit derrière les oreilles des invités. Ma mère ne conclura pas ce soir. Les réveillons sont faits pour ça mais ce soir, non, elle ne conclura pas. Repense-t-elle aux frôlements de 1980, trois ans ce soir jour pour jour, où son mari et la femme qui allait l’emporter, se tournaient autour dans cette soirée qui ne jouait que des slows ? La vie était différente alors. Celle de 83 est plus libre, malgré tout, et sauvage, flottante, indécise. Mais conclure ce soir, non. Il est bien vite 3 heures du matin. Nous dormirons dans la chambre rose, et Assia, à midi, nous raccompagnera. Assia loin des trottoirs, de Rabah et de ses trafics sans nom, Assia bourrant ses tiroirs de contrefaçons. Est-ce le 31 décembre 83 que ma mère, connaissant ses premières fins de mois difficiles, demande à Assia de lui prêter de l’argent ? Est-ce à minuit qu’Assia, ivre et généreuse, sort une poignée de cash d’une boîte de biscuits ? L’argent filera, comme toujours, entre les doigts de ma mère, perdue maintenant que l’homme qui lui donnait, chaque lundi, son argent de la semaine, l’a quittée. Assia lui fourre le liquide dans la poche et avec ça un autre flacon de « L’Air de Temps ». Sa générosité n’a pas de prix dans l’immédiat.