EXEUNT | Un lieu que le monde ignore

Il faut toujours avoir à soi un lieu que le monde ignore. Celui auquel je pense n’existe plus — pour le revoir il faudra déplacer le curseur de Street View de plusieurs années. À La-Frette-sur-Seine, à dix minutes à pied de la gare de Cormeilles-en-Parisis en descendant le coteau qui surplombe la vallée de la Seine, se trouvait un café tenu par un vieux monsieur kabyle, et ce café, au rez-de-chaussée d’un corps de ferme, était plus qu’un café : moitié bar, moitié épicerie, sa vitrine était remplie de pyramides de papier-toilette rose et de boîtes de haricots aux étiquettes décolorées par le soleil. L’épicerie faisait aussi dépôt de pain — de ce genre de baguettes trop blanches, amollies par le film plastique qu’on trouve à moins d’un euro dans les hypermarchés. Dans cette boutique éclairée au néon on ne vendait pas grand-chose. Du pâté Henaff, du pain de mie longue conservation, des conserves de légumes, des boîtes de plats préparés (quenelles sauce Nantua, petit salé lentilles, et les classiques cassoulet et raviolis) et les essentiels du ménage : javel, St Marc, Cif, Génie sans bouillir, Skip. De périssable on ne trouvait que quelques paquets de jambon DD, du râpé, du saucisson à l’ail et un camembert ou deux, généralement bien faits. Une sonnette à la porte en bois prévenait de l’entrée d’un client. Elle sonnait très rarement. Le vieux monsieur kabyle passait ses journées derrière le comptoir. L’offre de boissons était limitée : Pastis 51, trois sirops Sport (grenadine, citron et menthe), porto, whisky, Coca-Cola, Orangina, 1664. Pas de bière pression et un expresso affreusement clair servi dans des tasses Arcopal brunes. Une plante — je crois qu’on l’appelle misère — courait entre les bouteilles suspendues têtes en bas. Elle devait apprécier l’obscurité car le bar, incroyablement sombre et bas de plafond, était orienté au nord. Pas de flipper, pas de téléviseur, pas de radio, juste le tic-tac de l’horloge Tropico et, pour alimenter la conversation, le Parisien du jour. Les clients — jamais plus de deux ou trois — commentaient la météo en observant la rue silencieuse à travers les rideaux au crochet. Le vieux monsieur lui-même n’était pas bavard. Il passait son temps, le regard doux et perdu, à marmonner son approbation des commentaires des clients. J’aurais pu rester là chaque jour, accoudé au bar à enchaîner les cafés clairs sous le néon blanc, à ne rien dire, à ne rien faire qu’être présent, rempli de silence, retranché dans un anonymat éloignant la charge d’ennui et de préoccupations qui alourdit le quotidien. En juin 2020, après des mois d’isolement forcé, j’ai trouvé les lieux condamnés. Plus de solitude disponible ici.

3 réflexions sur “EXEUNT | Un lieu que le monde ignore

  1. Xavier !

    Hummm « plus de solitude disponible » mais avec ton texte un écho à nos douces solitudes et au regard vivants. Lieu absent mais présence du temps dans ton écriture! … un échos à nos présences de lecteurs

    Tes textes sur TiCo m’ont renvoyé à des anciens écrits à toi, avec une grande force, celle que tu dois avoir aujourd’hui. Sur l’adolescence broyée. Je lis souvent tes textes en en relisant d’autre, je me trompe souvent en ouvre un puis m’y reperds … Avec tes dernier textes se cognent la dureté et la tendresse Avec ce regard précis qui nomme et permet de voyager Tu croises des récits qui petit à petit commencent à faire monde J’ai l’impression que ces textes sur TiCo créent une mise en perspective aux souvenir fragmentées que tu déploies ailleurs.

    J’espère que tu vas bien ! Merci À bientôt

    Je t’embrasse

    Aurélia

    Envoyé de mon iPhone

    J’aime

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