Le masque mortuaire de Lénine sur le coin du bureau – plâtre mat, yeux clos, impassibilité, indifférence des défunts. Immense bureau en bois clair, ciré, brillant miroir. Sous-main en cuir, empreinte des coudes en léger creux. Pas un stylo, pas un dossier – tout dans la tête. Peut-être que le contenu des tiroirs, les trombones tordus, les crayons mâchonnés, peut-être que tout a été envoyé aux archives du sous-sol, peut-être que tout a été brûlé ou mis à l’abri en attendant des jours meilleurs – peut-être que tout est parti avec le chef enterré dans le carré des Socialistes du cimetière de Friedrichsfelde.
Quatre fauteuils en simili (ce couinement de fesses au moindre mouvement). Le fait qu’ils sont plus bas, légèrement, que celui du chef. On imagine que le café cubain était offert mais compté. Moquette verte comme le feutre d’un tapis de billard. Le tapis a été offert par la Roumanie, pays frère – laine rustique du travail artisan. Table en verre fumé, ovale. Lambris au mur dans ce pin clair que les Allemands aiment tant. À main gauche, dix mètres de fenêtres. Le soleil de juillet tape dessus – les voilages blancs l’atténuent un peu, trop peu, et la chaleur étouffante qu’il procure fait remonter les odeurs anciennes, quand ce bureau était celui du vieux chef plutôt que l’attraction principale du musée. Ici se décidait (du moins c’est le récit officiel que transmet la guide) la part souterraine du pays. Selon elle le bureau que nous visitons se présente tel qu’à l’automne 89. Selon elle quelque chose ici demeure que les courants d’air ne peuvent dissiper. Vous la sentez, n’est-ce pas ? Oui, nous la sentons. Entre nous, dit-elle, on l’appelle l’odeur des vieux hommes. On a beau aérer chaque matin, elle reste collée aux meubles, suspendue dans l’air. Après ça comment ne pas croire à la présence têtue des fantômes ?
La visite se poursuit. Au fond de l’immense bureau, derrière une petite porte que dissimule un panneau de lambris, se trouve la cuisine. Cuisine minuscule carrelée de blanc, chauffe-eau à gaz, table en formica, tabouret, réchaud. Cuisine de célibataire est-allemand, si petite comparée à l’immensité du bureau attenant, comme un écho du quotidien extérieur, celui qui proteste et envahit les rues de Berlin en 53, en 89. Au jour à peine levé, à l’heure solitaire d’avant les soucis, il s’asseyait ici, tranchait la saucisse pendant que chauffait le café clair, tartinait de margarine le pain noir avant d’y poser une tranche de fromage, quelques radis et une pointe de raifort. Un Frühstück d’homme du peuple. Un Frühstück de chef aux commandes du monde souterrain à l’heure où la surface se craquèle. Un refuge, le dernier, avant l’engloutissement.
Une réflexion sur “EXEUNT | Erich M. Ruschestraße 103”