Entre l’automne 1994 et le printemps 1995, avec mon ami Y., nous sommes régulièrement allés dans l’Aisne tourner un film au format Super 8 – un court-métrage muet intitulé « Moteur 2 Temps » – 2 Temps comme l’essence pas chère que consommaient ces mobylettes qui parcouraient l’Aisne en tous sens. Le grain du Super 8 nous plaisait beaucoup et puisque les caméras vidéo était inabordables nous nous étions fixés sur ce format.
Les bobines de 3 minutes coûtaient pile 100 Fr, développement inclus. Une fois les images tournées il suffisait de glisser la bobine dans l’enveloppe jaune et rouge Kodak et de la jeter au courrier, direction la Suisse – c’est en Suisse, près de Lausanne, que se trouvait la dernière usine de développement. Cinq semaines plus tard le film revenait à la maison, avec ses contrastes malheureux, ses beautés insoupçonnées, ses surexposés inutilisables. 100 Fr représentaient pas mal d’argent pour nous. Nous comptions les billets comme la durée des plans – il s’agissait de faire tenir en trois minutes le plus de vues possible des campagnes, villages, panneaux, commerces, cimetières et zones industrielles du coin.

Aujourd’hui je ne saurais dire exactement de quoi devait parler « Moteur 2 Temps ». Me reste le souvenir du monologue intérieur d’un garçon parcourant l’Aisne à mobylette et sans casque, ruminations d’un solitaire à tracer en blanc sur des cartons noirs avant de les insérer entre nos images – contrepoids intime à l’écrasante indifférence des lieux privés d’humanité que nous filmions.

Dans son roman Un fait divers François Bon écrit : « Histoire grande et violente à l’échelle du temps individuel, tout juste un froissement provisoire rapporté au temps arrêté de la ville et des routes ». Pour le lecteur de littérature américaine que j’étais alors la découverte de ce livre, en 1993, est fondamentale. Comme s’il murmurait à mon oreille attentive : Ici importe plus que là-bas, creuse ce que tu vois, arpente les alentours, écoute ce que notre langue présente raconte. Le démarreur de « Moteur 2 temps » se trouvait dans les 157 pages d’Un fait divers.

L’été 1995 une amie étudiante en cinéma nous avait obtenu cinq jours de travail sur une table de montage AVID – l’occasion pour elle de se faire la main. Ces cinq journées n’ont rien donné de convaincant. À mon souvenir le texte des cartons n’était pas fini et notre vision d’ensemble, trop floue, peinait à prendre forme.
Après l’été le projet s’est noyé dans le quotidien, les bobines Super 8 se sont empoussiérées dans les cartons de déménagement, l’amie étudiante a disparu avec son ébauche de montage sur cassette Hi-8 (à ce jour il semble qu’elle ait abandonné le cinéma pour prendre un poste de secrétaire de mairie dans la Sarthe).

Il y a quelques mois j’ai envoyé une partie des bobines à la numérisation. L’opération coûte cher – je n’ai, jusqu’à présent, fait transférer qu’une quinzaine de minutes (500 Fr d’images). N’ayant plus de projecteur pour visionner l’ensemble j’ai choisi les bobines au hasard. Dans ces images retrouvées ce sont les éléments ordinaires des paysages d’alors qui m’ont le plus ému. Sur ces quinze minutes de film j’ai repéré quantité d’objets que nous prenions pour éternels et qui ont depuis disparu du champ du quotidien : cabines téléphoniques à carte, trains Corail, paquets de cigarettes illustrés, Renault 9 et 11, Peugeot 205, TER en gare de Fère-en-Tardenois, mousquetaires Intermarché, logo SNCF en italique, annonces de 3615, flipper Williams dans les cafés – toutes choses filmées parce qu’elles formaient le présent que nous voulions saisir. Comment imaginer qu’à trente ans de distance elles dessineraient la trace de nos 20 ans ? Le matériau retrouvé pour ce film qui ne verra jamais le jour en est le témoignage imprévu.
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