Ciments / Au crépuscule

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Il était cinq heures du soir. Le jour livrait la ville aux ombres longues du crépuscule. Antoine traversa le Petit Bois jusqu’à l’aire de jeux de la Cité Jaune. Aucune lumière chez Hélène. Les paraboles avaient remplacé les antennes râteau, les 106 rouillées les R12. Bien en vue demeurait le cône d’ordures que les habitants incendiaient à Noël. Au loin il aperçut les grues des Bougainvillées. Jamais, à son souvenir, n’avait-on construit si haut par ici. Il longea les parcelles maraîchères sur un bon kilomètre avant d’atteindre les abords du quartier nouveau. On avait posé quatre immeubles sur des étangs asséchés. Leur construction avait été interrompue (pourquoi ?) à divers stades d’avancement. Antoine tourna autour des immeubles, entre les bétonnières remplies d’eau et les palissades de bois clair. Il découvrit le chantier du « mail commercial » (un cercle de boutiques aveugles) et celui du « centre aquatique ». Il s’installa au pied d’une grue et observa les appartements peu à peu s’éclairer. Où se trouvait celui de Boris ? À la nuit tombée il se dégageait de ce quartier un air d’espoir détrompé.

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Il rejoignit le centre en passant devant la piscine. Comme il aimait ce bâtiment de brique rouge ! Hélène ne tenait pas la caisse ce soir-là. Comme il aimait ce hall de carrelage abîmé ! Lorsque les portes battantes qui le séparaient du bassin s’ouvraient alors s’engouffraient, dans un sens le vent froid du dehors, dans l’autre les cris des enfants et des coups de sifflet des maîtres-nageurs. Il aperçut les balcons et les cabines qui entouraient le bassin. On pouvait s’y enfermer à deux. Jean-Baptiste l’y retrouvait après les entraînements de natation. Nulle part ailleurs où aller. Entre les arbres morts du Petit Bois, la neige, les murs effondrés du parc du manoir, l’humide de la piscine et le sec de la terre battue des tennis les nuits d’été, leurs rapports clandestins avaient éprouvé tous les inconforts disponibles. Il quitta la piscine, traversa le centre ancien et ses fermes aux portes cochères condamnées et s’arrêta quelques instants devant St. Nicolas. Les portes de la haute église de brique rouge étaient ouvertes. Cinq vieilles femmes remontaient la nef. Le chauffeur de la maison de retraite fumait une cigarette au volant de sa camionnette.

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Antoine descendit l’escalier de trois-cent soixante-cinq marches qui conduisait au fleuve. Les rails du petit train à crémaillère qui acheminait les pierres de la carrière jusqu’à la cimenterie disparaissaient dans la broussaille. La pluie se mit à tomber lorsqu’il atteignit le quai et les ruines de l’ancienne cimenterie. Du complexe qui s’étalait sur cinq kilomètres le long du fleuve ne restait qu’un silo en verticale solitaire. Les kilomètres de gravats qui l’entouraient formaient des buttes de béton et de rouille où poussaient des arbres tortueux. Antoine longea le quai et ses quatre voies que n’empruntaient plus les camions. Il ne reconnaissait rien. Le silo indiquait vaguement où se trouvaient les quais de déchargement, la cantine, les bureaux, mais le remplacement des contours nets des bâtiments par ce chaos ensauvagé avait effacé l’harmonie planifiée des lieux. La nuit n’aidait pas à s’y retrouver mais l’impression de jour eût sans doute été la même. Antoine reprit sa route. « Où sont-ils tous passés ? » songea-t-il en enjambant les flaques que creusait l’averse. Les dealers rassemblés la nuit près des péniches…les prostituées qui s’alignaient le long des murs couverts d’affiches 3615 Ulla…les gosses qui se faisaient de l’argent de poche avec des messieurs de passage…

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Antoine hâta le pas, troublé par sa visite de Neuville. Ce qui n’avait pas changé était pétrifié ; ce qui avait été bouleversé n’évoquait plus rien. Alors s’imposa cette question impossible à ignorer : en quoi un passé terne pourrait-il, à vingt ans d’écart, représenter un territoire de réconfort et de consolation ?

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