« C’était le premier Noël de mon fils. Avec Claire on avait chargé la voiture de cadeaux, de couches, de valises et collé, juste avant le démarrage, l’autocollant “Bébé à Bord” qui devait signaler, à la route et au monde, que nous formions famille. Il est con comme tout cet autocollant mais, sans doute par superstition, on se sentait mieux de faire quatre heures de route verglacées avec. À notre arrivée à la Fresnière Maman était déjà aux fourneaux. Au sous-sol Papa faisait du vélo d’appartement ; notre cadeau qu’il n’avait pu s’empêcher de déballer avant l’heure. J’ai embrassé ses joues en sueur. Dans la cuisine, Claire et maman se faisaient face. Elles discutaient de tout et de rien. Entre elles ce n’étaient pas les mots qui importaient mais le regard déporté de maman, le “vous” derrière le “tu” de Claire. Je les ai embrassées toutes les deux. Elles en ont presque sursauté. J’ai toujours eu, comment dire ?, une maladresse aux contacts, une brusquerie qui rend mes intentions méconnaissables. J’ai attiré papa à l’écart. Oui. Il l’avait encore. Je l’ai enfilé. Un peu serré à l’entrecuisse, mais bon. En rentrant j’ai éteint les lumières du salon et, dans les lueurs clignotantes du sapin, calé ma voix dans les graves : “Ho ! Ho ! Ho !” Maman a poussé un cri et Claire failli lâcher Paul. “Mais qui est ce petit garçon que je vois là ? Ho ! Ho ! Ho !” ai-je lancé, comme attendu. Papa a rallumé les lumières. J’ai pris Paul dans mes bras pour les photos mais (étaient-ce les flashs ou ma barbe qui puait le moisi ?) mon fils s’est mis à hurler, terrorisé. Je l’ai délicatement allongé dans son berceau. Il a eu bien du mal à se calmer malgré sa main au creux de la mienne. Sans doute, à l’avenir, ressentira-t-il une terreur inexplicable face au Père Noël. On est passé à table. Les huîtres étaient bonnes, le champagne bien frais. Nous avons cessé de tenir le compte de nos bouteilles descendues. Et non : je n’avais pas l’intention de quitter mon costume. Je me sentais bien dedans. Pour une fois dans ma vie en accord avec le lieu et l’heure.
“Vous m’excuserez cinq minutes…” leur ai-je dit en m’éclipsant. Je suis monté dans ma chambre. Les caisses qu’Antoine avait apportées sans pouvoir s’en servir se trouvaient sous mon lit. Je les ai descendues et, le plus discrètement possible, les ai déballées dans le jardin. Maman a passé la tête par la fenêtre mais je l’ai renvoyée à l’intérieur. Cling cling sur le cristal : “Ho ! Ho ! Ho ! Qui m’aime me suive !” J’ai entraîné ma petite troupe au dehors. Les nuages masquaient la lune mais la neige avait cessé de tomber. Claire, Papa et Maman se sont installés, intrigués, sur les transats que j’avais remontés de la cave. Je me suis planté devant eux, les mains sur les hanches, prêt à me lancer dans un discours d’ivrogne sur la joie d’être ensemble mais un chat s’est coincé dans ma gorge et c’est tant mieux. J’ai rajusté ma barbe et mis le feu aux premières fusées. Elles se sont élancées dans la nuit, explosant haut dans le ciel et éclairant nos visages. Il y avait du bleu, du rouge, de l’or. Ça fusait, craquait, scintillait. Le spectacle a duré vingt bonnes minutes. Mon bébé avait le nez gelé mais qu’importe. Les derniers feux lancés j’ai demandé le silence pour le bouquet final, cette caisse qu’Antoine avait marquée de sa main : “À NE TIRER QU’EN DERNIER”. L’allumette m’a brûlé les doigts mais j’ai quand même pu faire partir ses fusées vers l’obscurité. »