L’autorail déposa Antoine et sa valise à la gare de Neuville-Triage un matin frais et lumineux. Sur les voies de garage brûlaient des braseros entre les wagons-lits aux rideaux déchirés. Il prit le pont qui enjambait les voies. Le soleil rasant, d’un rouge annonçant l’hiver, l’éblouit. Il s’engagea sur la nationale, longea un camp de caravanes aux toits hérissés d’antennes, avant d’arriver à l’orée du Petit Bois. Sous les bouleaux qu’octobre brunissait s’ouvrait un sentier indistinct. Bientôt apparurent les croisées des lignes à haute tension, les champs de betteraves, le haut mur de la propriété Wenger qu’Antoine suivit sur une centaine de mètres. Sa maison se trouvait au bout. Pavillon construit dans les années 50. Un étage, un sous-sol garage. Maison des gardiens de la propriété, dissimulée par un carré de troènes libérés de la taille. Son oncle et sa tante l’avaient achetée à la fin des années 80 lorsque les Wenger avaient bradé la périphérie de leurs avoirs afin de préserver le manoir dont on apercevait le toit percé à travers les chênes du parc. Antoine ouvrit les trois verrous, poussa la porte, à tâtons enclencha le disjoncteur.
Le corps des lieux reprit vie : concert de vibrations où se mêlèrent le moteur du frigo et celui du congélateur, la chaudière et le magnétoscope, le bip du micro-ondes et, au sous-sol, le tambour du sèche-linge. Il ouvrit l’arrivée d’eau sous l’évier de la cuisine. Un grondement monta de la terre et l’eau brune se mit à couler de tous les robinets à la fois. Il ôta son manteau, inspira l’air et n’y perçut que l’odeur de l’absence. Il appuya sur la commande centrale. Les volets se levèrent dans un grincement encombré de feuilles mortes et de nids d’oiseaux. Le soleil du matin illumina la pièce. Ses rayons traversèrent la coupe en cristal sur la table vernie, les vitres en verre fumé du buffet rustique et projetèrent un trapèze doré sur le carrelage du sol. Antoine colla son front à la baie vitrée couverte d’une pellicule poudreuse que le soleil irisait. Passé le muret en briques le champ était noir, parcouru de sillons profonds. Des tas de betteraves blanches, comme un amoncellement de rotules exhumés d’un charnier récent, attendaient en bord de route les camions d’expédition. Antoine s’installa dans le fauteuil en skaï dirigé vers l’est et dit, tout haut : « À la maison ». Premières paroles prononcées dans cette maison investie par le silence depuis cinq ans. Aucun écho, aucune réponse.
Plus tard il visita la maison en commençant par le garage où il débâcha les meubles abandonnés par les Wenger que l’oncle retapait à ses heures de détente. Tandis qu’au garage il bricolait, au potager la tante plantait et récoltait. On ne parlait qu’à table, la radio en sourdine, et la plupart des échanges concernaient les Wenger : leur toit qui fuit, leur kiosque sans musique, pour la tante les heures passées en cuisine, pour l’oncle le curage du bassin. Antoine avait grandi dans un univers où l’effort consenti ne souffrait aucune relâche. Ce ne fut qu’à l’approche de l’effondrement que les patrons prirent corps. Monsieur qui, sans orgueil ni retenue, veut tout bazarder ; Madame qui compte les sous, anéantie, sur un coin de table ; les gosses qui s’en foutent et construisent leur vie ailleurs, là où le chauffage est central et le soleil moins rare.
Antoine entra dans la chambre de l’oncle et de la tante et s’allongea sur leur lit. La couverture en chenille de coton était douce sous la main. À quelle mystérieuse intimité pouvaient-ils se livrer porte close ? Parlaient-ils de lui dans la pénombre ? La tante espérait-elle qu’un jour sa sœur débarque pour reprendre le gosse qu’elle lui avait abandonné ce fameux soir de Noël ? Sitôt la possibilité de partir ouverte il avait fait ses bagages. Sur le quai de Neuville-Triage, alors que la Micheline approchait, l’oncle et la tante avaient fondu en larmes. Antoine avait alors compris combien la tristesse allait occuper le vide qu’il laissait en partant faire ses études en Angleterre, que cette tristesse n’allait pas sans amour et que cet amour, pratique et désintéressé, n’allait pas sans mélancolie. À son tour il s’était mis à pleurer et les avait pris dans ses bras avant de sauter dans le train pour un voyage qui ne le ramènerait plus qu’épisodiquement auprès d’eux.
Il quitta la chambre des morts et retrouva la sienne, longue et mansardée, à l’étage. Un pan de mur entier disparaissait sous les photos à demi-effacées par le soleil qui, le matin, éclairait cette partie de la pièce. Il s’agenouilla devant les photos de classe et s’attarda sur des visages impossibles à remettre. Le sien lui parut tout aussi distant. Un peu plus haut se trouvaient les vacances dans la maison de Marc et celles à la Fresnière avec Boris. Marc en caleçon jaune, grassouillet et encore imberbe. Hélène toujours fluette, Karim sur le plongeoir. Boris en tenue de randonneur au bord d’un étang. Sandra ivre un 31 décembre. Un Mardi Gras sur les ruines de la cimenterie. Tout ce monde déteint.