EXEUNT | TICO, OH (première partie)

En survolant le terrain tu ne verras rien. Rien n’a survécu à la volonté d’arasement. Disparus les longs bâtiments en briques rouges, la cour centrale et son drapeau de l’Ohio, les annexes, les appentis, les kilomètres de grillage, les tunnels de barbelés. De TICO ne reste que le cimetière – et je ne sais même pas si cette étendue de pierres sans nom peut être appelée « cimetière ». Un cimetière ce sont des noms et des dates, une manière de figer les générations – que reste-t-il du temps, des morts et du souvenir quand la seule inscription sur les pierres est celle-ci : SPECIMENS.

TICO : Training Institute of Central Ohio. Ce qui se cachait derrière un nom, une façade, une plaque apposée sur un portail.

Article publié dans le « Colombus Dispatch » du 19 février 1972 : « Four boys who run from a building at the training institute of central Ohio (TICO) are captured quickly, two on the TICO lawn and two at a downtown bus station » Que cherchaient à fuir ces quatre garçons ?

On a beau faire glisser en tous sens la silhouette rouge sur la carte, l’essentiel demeure inaccessible. Des arbres à perte de vue, des arbres jeunes, photographiés en été. Des étendues d’herbe soigneusement tondue. Du vert partout et sur les routes qui quadrillent le quartier, pas un véhicule, personne – routes vers nulle part, routes pour personne. Le trafic se concentre à une centaine de mètres, sur la quatre-voies de la Route 70, direction Downtown Columbus. De là où nous nous trouvons, légèrement perdus, on entend sa rumeur incessante.

Aucune image des lieux tels qu’ils se présentaient en février 1972. L’image la plus récente date de 2004, elle a été prise par le webmaster du site disparu « Graveaddict.com » :

« The fence that doesn’t exist anymore » nous apprend-il.

Quelques semaines plus tard tout sera détruit. Cette image est – à ma connaissance – la seule prise avant l’arasement, alors que TICO accueillait encore une centaine de jeunes.

Partout et toujours préserver ce qui est en péril d’effacement. Le forum qui accueillait des discussions sur TICO a disparu définitivement (le lien, aujourd’hui, conduit à une Erreur 404). Les voix qu’on y entendait se sont tues. J’ai conservé copie de nombreux messages postés. En voici un, laissé par un utilisateur anonyme le 4 août 2005 : « You wanted to know what was in Tico about specimens: It was kids that were on drugs called Triavil 4-50 and they had us on it. Mind Hullisination Drugs: some kids didn’t make it and they died and they covered it up after they were raped and beaten and tortured. They fried our brains with their pills that make you forget all that you know… Now you know what specimens are…Kids who had no family…the rest I’m sure you can figure out. I hated that place more than anything you will ever know…look for the offgrounds farm they kept some kids at and you’ll find more answers. Most of the kids will tell you what happened, they should be around 35-45 of age now…[1] »

Amitriptyline/Perphenazine. Antidépresseur tricyclique. Triavil, Etrafon, Triptafen, Elavil, Tryptanol, Endep, Trepiline, Laroxyl, Redomex. Goût de réglisse. Classé 1er en efficacité et 6e en tolérance. Une seule prise journalière, à distance des repas. La prise la plus importante peut être donnée le soir pour faciliter le sommeil.
Bouche sèche, sédation, vision trouble, constipation, rétention urinaire, somnolence, tachycardie, tremblements musculaires, nervosité, agitation, syndrome parkinsonien, arythmie cardiaque, dépression myocardique, dysfonctionnement sexuel, fractures osseuses, pensées et comportements suicidaires.

Message posé par un visiteur anonyme le 10 octobre 2012 : « À la fin des années 90 j’ai été envoyé à TICO. Là-bas j’ai été témoin de beaucoup de choses terribles. Je crois qu’ils ont rasé cet endroit quelque temps après que je l’ai quitté. Je me souviens du Darby Cottage qui a été ma maison pendant plus d’un an. Je ne vais pas vous raconter ma vie. Ce qui est fait est fait. Je suis certain qu’il y a d’autres tombes sans nom. À un moment j’ai été classé “Prisonnier Modèle”. Une nuit on m’a fait sortir du dortoir et on m’a emmené de l’autre côté des barbelés, tout près de la Route 70, pour creuser deux trous profonds. Assez profonds pour y faire entrer un homme. Même si je n’ai pas moi-même enterré des corps et que je n’ai aucune preuve que c’est à ça qu’ils ont servi je pourrais aujourd’hui encore vous montrer où ils se trouvent.  Ça s’est passé en 97 ou 98, en octobre. À l’époque il y avait une voiture de patrouille qui faisait ses rondes toutes les heures (je m’en rappelle très bien parce que je la voyais tout le temps depuis le terrain où je faisais du softball dans l’équipe de Feldkamp). Cette nuit-là elle n’est pas passée une fois. Moi, j’ai fait ce qu’on m’a dit : j’ai creusé. Après j’ai été autorisé à prendre une longue douche qui m’a fait beaucoup de bien. Le lendemain tous les mômes du Darby Cottage étaient présents mais une rumeur a circulé qui disait que deux jeunes d’un autre cottage venaient d’être “relâchés” avant l’heure. Quelque temps plus tard j’ai été libéré sur parole. Et en 2003 ou 2004 tout a été démoli. J’ai été témoin de choses horribles à TICO. Des choses auxquelles j’ai moi-même pris part. Mais ce qui est fait est fait. Aujourd’hui je pense que mon séjour là-bas a été bénéfique et qu’il m’a ouvert de nombreuses opportunités pour construire ma vie sur de meilleures bases. C’est la première fois que je parle de ces trous qu’ils m’ont fait creuser. Je le redis : je suis certain qu’on y a enterré deux jeunes. Cette histoire et toutes les autres je les garde dans un coin de ma tête fermé à double tour et je vais rarement voir ce qu’il y a dedans. Ce soir est une exception. »

En fouillant on trouve d’autres témoignages ou appels d’anciens jeunes de TICO, souvenirs projetés en petits caractères sur des forums en 2013, 2014 pour les plus récents. La plupart des topics sont clos. Je me demande ce que sont devenus ces hommes, pourquoi et comment ils ont fini par se taire. Voyons ce message posté le même jour que le précédent, peut-être par le même homme que j’imagine, une nuit d’insomnie face à l’écran, exhumant ce qui pouvait encore l’être : « Je ne sais pas comment je suis tombé ce forum. Disons simplement que même après 14 ans je me souviens encore de pas mal de choses qui se sont passées à TICO. Je suis content qu’ils aient démoli cet endroit. Je préfère garder ces souvenirs enfouis. Si quelqu’un est sur le forum parce qu’il souffre ou s’il y a un documentaire en cours, je serais prêt à partager mon histoire. J’étais à TICO de début 97 à début 99. J’étais logé au Darby Cottage. Je n’ai oublié aucun visage et j’ai retenu pas mal de noms. Don Feldkamp était notre responsable. Les noms dont je me souviens, comme ça : Spivey, Denton, Wheatherstone, Janice, Tate, Arthur Wilson et plein d’autres encore. » Oui, ce pourrait être le même homme qui évoque un Feldkamp dans les deux messages.

Une recherche simple conduit vers un Don Feldkamp entraîneur d’une équipe de softball de jeunes à Bluffton en Caroline du Sud en 2018. Le site du club donne son adresse, son numéro de fixe, son numéro de portable en cas de besoin.

Comme si cet appel « Si quelqu’un est sur ce forum parce qu’il souffre […] je serais prêt à partager mon histoire » avait été entendu d’autres messages suivent, listant des noms de codétenus, de cottages, de gardiens – les bons comme les mauvais – dans un désordre qui rend les informations incompréhensibles à qui n’a pas vécu là-bas. Retenons ce message que je ne traduirai pas : « I was at tico for a short time then they sent me to tcy then close tcy move us boys to scioto from 93 to 95 it all true sex rape abuse alcohol pot suicide it was a crazy fuck up places to live in i hated it all n hope some of the stuff burn in hell u sick fucks it u live in these places then the movie Sleepers should remind u of how fuck up it was to live there If u r reading this n never been to tico scioto buckeye Indian river tcy riverview and the others then watch the movie Sleepers that is how it was for most of us » Ce post en date du 3 mai 2014 est le dernier à apparaître.

En l’absence de traces matérielles contre quel mur peut-on porter la voix ?

Commentaire posté en septembre 2020 : « Autour de ce cimetière se trouvaient plusieurs endroits où de très mauvaises choses se sont passées pendant deux siècles : l’asile d’aliénés de l’État de l’Ohio, TICO, TCY, le camp de jeunes Buckeye (qui était autrefois un hôpital). Je crois que l’asile date de la guerre de sécession. Quand j’étais gosse la rumeur disait que les enfants décédés dans l’une de ces prisons pour mineurs et qui n’avaient pas été réclamés étaient enterrés dans ce cimetière. »

[1] Vous vouliez savoir ce qu’étaient ces « Specimens » à Tico : des mômes qui prenaient un médicament appelé Triavil 4-50. Ils nous en faisaient prendre à tous – une drogue hallucinogène. Certains mômes n’ont pas survécu et ils sont morts et ils l’ont dissimulé après qu’ils aient été violés, battus et torturés. Ils ont grillé nos cerveaux avec leurs pilules qui vous font oublier tout ce que vous savez… Maintenant vous savez ce que sont les spécimens… Des enfants qui n’avaient pas de famille… le reste, pas besoin de vous faire un dessis. Je détestais cet endroit plus que tout au monde…cherchez la ferme à l’extérieur du périmètre où ils gardaient des mômes et vous trouverez plus de réponses. La plupart des mômes vous diront ce qui s’est passé, ils devraient avoir entre 35 et 45 ans maintenant.

Une réflexion sur “EXEUNT | TICO, OH (première partie)

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s